Fuir et revenir. Prajwal PARAJULY - 2020

Publié le 17 Février 2023

Fuir et revenir

Prajwal PARAJULY
Traduit de l'anglais par Benoîte DAUVERGNE

Editions Emmanuelle Collas, mars 2020
408 pages

Thèmes : Inde, Famille, Traditions, Expatriation, Amour, Identité

Lecture Commune avec Hilde, Manon, Booksandcity.59, Lilylivre, Adeline, Nadège, Doudoumatous, La Guinguette à Suzette

Chitralekha Neupaney, quasiment 84 ans, va fêter son chaurasi.
Un évènement important dans la tradition népalaise à l’origine incertaine, entre réincarnation et calendrier lunaire, et qui ne peut avoir lieu qu’à cet âge-là.

Pour le célébrer, ses petits-enfants qu’elle n’a pas vus et qui ne se sont pas vus depuis de nombreuses années, viennent chez elle, à Gangtok, une ville du district de Darjeeling, de l'Etat du Sikkim, dans l'Himalaya indien. Au Gorkhaland, ou ce que cette région aimerait devenir, pour se distancier du Népal dont ses habitants sont originaires, pour « différencier notre origine ethnique de notre nationalité. »

Chacun des petits-enfants vit dans un pays étranger, ils ont des situations sociales et maritales très différentes et sont tous partis pour des raisons qui leur sont propres, suivant ou refoulant les traditions. Revenir chez leur grand-mère est pour chacun une épreuve tant ils redoutent les sempiternelles questions et vindictes des uns et des autres.
Car aucun n'a de vie idéale, malgré les apparences. 

Et Chitraleka, leur grand-mère, n'a pas son pareil pour les mettre mal à l'aise.
Pétrie des traditions qu’elle revendique pour mieux les contourner, elle est pourtant pourvue d'un humour caustique, d'un sens aigu des affaires qui lui a permis de faire prospérer son usine textile à Kalimpong, tout en délaissant le soin de sa demeure à Prasanti, sa domestique hijra (un eunuque transgenre), qui n'en a rien à faire non plus. D'autant que sa maîtresse lui laisse une grande liberté de ton et d'action, une aubaine qui lui a permis de s’assurer une position confortable (et unique pour une hijra).

Ainsi arrive l’aînée, Bhagwati, enfuie à 18 ans avec Ram, un damaai (Intouchable). Ils ont vécu au Népal, au Bhoutan, avant de partir vivre aux Etats-Unis en tant que réfugiés politiques. Ses frères étaient comme tout le monde – ils partaient du principe qu’en montant à bord d’un avion à destination de l’Occident, on laissait ses problèmes derrière soi en Orient. L’Orient, c’était la pauvreté. L’Occident, la richesse. L’Orient, c’était l’inégalité. L’Occident, l’égalité. L’Orient, c’était une vie de problèmes. L’Occident, la solution à ces problèmes. 

Agastaya aussi a choisi d’aller vivre aux Etats-Unis, à New York après ses études de médecine à Pondichéry, pour devenir un oncologue réputé et ambitieux, tout en ayant une vie secrète. Qu’il ne voudrait voir révélée pour rien au monde. Et il sait bien qu’il va devoir subir les assauts répétés de sa grand-mère et de ses sœurs pour que sa situation de célibataire prenne fin. Il est fatigué rien que d’y penser.

Ruthwa, écrivain discrédité après avoir connu la gloire avec son premier roman, s’invite de lui-même à cette « réunion de famille », ce qui rend tous les autres bien suspicieux. S’il est ici, ce n’est certainement pas pour rendre hommage à leur aïeule, ils en sont persuadés.
Dans deux ou trois parties (sur huit), l’auteur lui donne directement la parole, l’occasion pour nous de mieux cerner son caractère, aussi frondeur que roublard, ce qui nous permet aussi de voir différemment les autres membres de sa famille.
Et de connaître véritablement Prasanti, dont il arrive à soutirer sa lourde et douloureuse histoire.

Et enfin, Manasa, la benjamine, vieillie précocement, aigrie par sa condition maritale et dotée d’un très mauvais caractère, qu’elle revendique comme féministe. Son aînée, à la beauté toujours aussi insolente, s’étant enfuie, c’est sur elle que se sont reportées les espérances et exigences familiales, sociales et traditionnelles. En faisant un « beau » mariage avec Himal, et bien que vivant en Angleterre où elle a fait de "bonnes études" à Oxford, elle n’a pu se soustraire à l’obligation de s’occuper de son beau-père (bua), vieil homme infirme, impotent et qui joue de sa condition.

Les quatre frères et sœurs, orphelins de leurs deux parents, s’observent, se jaugent, se lancent constamment des piques. Aucun n’est chaleureux. Et mes sentiments à leurs égards n’ont cessé d’évoluer au fil de ma lecture.
Bien sûr, à lire, leurs échanges et chamailleries sont un régal que l’on est bien heureux de ne pas vivre réellement (et personnellement) !

Ma foi, nous sommes les descendants de la grande Chitralekha Neupaney.
Comment pourrions-nous avoir une conscience ?

Au fil des pages, des changements de narrateur entre les parties et donc de perspectives, l’auteur explore les relations familiales (il y a toujours tant à dire) en Inde et dans cette région en particulier, avec les coutumes qui impactent et conditionnent les caractères et comportements.
Avec souplesse (et facétie), il montre les nuances et compromis de cultures si diverses et vouées à se mélanger du fait des déplacements migratoires voulus ou forcés (ce que l'on peut accepter d'un étranger et trouver intolérable par un membre de la famille / communauté), l'expatriation et la manière dont elle est perçue dans son pays d'origine comme dans le pays dit d'accueil (ici Népal, Bhoutan, Angleterre, Etats-Unis), la condition de la femme (épouse, mère, veuve, bru, hijra), les amours (le mariage et son fonctionnement/organisation, le célibat, l'homosexualité), et la religion, dont on s’affranchit, vers laquelle on revient, qui rassure, qui sépare…

Quand une telle émotion vous envahissait il était facile de se laisser convaincre que les épreuves sont passagères, comme le reste d’ailleurs. L’impermanence est une chose magnifique.

Avec ce roman, j’ai découvert l’existence des hijras, des femmes nées hommes, qui vivent marginalisées et stigmatisées, au sein de communautés sous la coupe de gourous (au féminin), sans existence légale jusqu’à il y a peu (2014 avec la reconnaissance par la Cour Suprême indienne d’un troisième sexe ; et la décriminalisation de l’homosexualité en 2018) mais pour laquelle il y a encore du chemin à parcourir.
Elles sont souvent obligées de mendier ou de se prostituer pour (sur)vivre. Paradoxalement, symboles de fertilité pour les couples, les hijras sont très demandées dans les mariages et baptêmes, où elles sont payées pour danser. 

Touché par leur piété, le dieu [Ram] leur avait offert le pouvoir de maudire les autres – quiconque les trahirait verrait sa vie anéantie.

Avec Fuir et Revenir (quel titre !), Prajwal Parajuly nous livre un formidable roman sur l’identité, à la redéfinition constante.

Qu’en ont pensé Hilde, Manon, Booksandcity.59, Lilylivre, La Guinguette à SuzetteAdeline, Nadège et Doudoumatous ? Allons lire leurs avis !
Et merci à Véronique du site Inde en Livres qui nous a tellement bien recommandé ce roman ! Découvrez sa chronique ainsi que l’entretien qu’elle a réalisé de l’auteur (et là).

Ce roman participe à nos Etapes Indiennes avec Hilde ; au "Tour du Monde en 80 Livres" de Bidib; ainsi qu'à l'Objectif PAL

 

 

 

 

Belles lectures et découvertes,

Blandine

 

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M
Désolée, je ne compte pas le lire tout de suite mais peut-être que j'aurai plus de temps dans l'année..
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H
C'est vrai que les personnages ne sont pas très chaleureux et sympathiques, je pense que ça ne m'a pas aidée ! Bien que les sujets soient variés et qu'il y ait un peu de piquant, ça n'a pas suffi, je me suis un peu ennuyée à cette fête où j'espérais pourtant m'amuser !
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D
J'ai beaucoup aimé cette tragi-comédie socio familiale. Le roman est dépaysant et s'empare de nombreux sujets : Identités, langues, religions, castes, genres… c'est passionnant !
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