La colère des aubergines. Bulbul SHARMA - 1999
Publié le 26 Février 2023
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La colère des aubergines
Bulbul SHARMA
Traduit de l’anglais (Inde) par Dominique VITALYOS
Editions Philippe Picquier, mai 1999
206 pages
Thèmes : Inde, Nourriture, Femmes, société
Lecture Commune avec Hilde, Magali et Manon, Valérie, Adeline
Douze nouvelles composent ce recueil et toutes s’assortissent de recettes que l’autrice tient de sa grand-mère, Dida (dont elle nous parle dans l’avant-propos), de certains de ses proches, ou de son « improvisation » personnelle, venue lors de la rédaction de ce livre…
Voici quelques mots pour chacune dont les titres donnent un avant-goût de leur contenu.
De l’or en jarres
Buaji est une vieille dame qui veille avec férocité sur la réserve, qui n’est ouverte que trois fois chaque jour, à des heures très précises, pour ne la laisser entrer qu’avec le cuisinier et lui permettre de ne prendre que les mesures nécessaires à la confection des repas quotidiens. Tout est si minutieusement contrôlé que cela suscite des envies, sublime les aliments qui y sont cachés, tel le ghee, ou plus encore les pickles de mangue…
Et si par malheur, un vol est suspecté, c’est toute la maisonnée qui se retrouve inspectée au garde-à-vous !
Cette nouvelle pourrait prêter à sourire tant les comportements vont jusqu’à l’absurde, les descriptions des aliments sont savoureuses, mais le climat, dictatorial, qui règne en ces lieux, laisse un goût bien amer…
-Regarder ? Tu sais ce que des yeux avides font à mes pickles ? Ils moisissent en l’espace d’une nuit et, après, ils sont bons à jeter ! hurla Buaji. Ces pickles-là savent à qui ils ont affaire, et quand le moment est venu pour eux.
(…) Quand on nourrit de mauvaises pensées devant les bocaux, ils le détectent immédiatement, l’huile s’assèche et les épices tournent.
Un goût pour l’abnégation
Bala est un membre de la famille, mais sans que personne ne puisse en définir ni l’origine, ni le lien. Aussi passe-t-elle de maison en maison, au gré des envies, lassitudes ou besoins : prendre soin d’une vieille personne, masser les pieds, confectionner des repas, et notamment des pakoras exceptionnels.
Tous la rejettent de manière plus ou moins ouverte et tous s’en servent.
Personne ne peut, ni ne veut se passer d’elle et de ses dons, parfaitement exécutés en silence. Mais personne ne souhaite le reconnaître.
Cette nouvelle illustre parfaitement le poids de la famille, de ce que l’on accepte (ou refuse) en son nom, l’identité (assumée, refusée) qu’elle nous confère, la place qu’elle nous impose, le carcan dans lequel elle nous enferme.
Elle avait fait de la confection des pakora un art et leur donnait chaque fois un goût entièrement différent, en combinant de nouvelles saveurs qui nous prenaient par surprise. Elle pouvait y mettre différentes sortes de légumes. Parfois c’étaient de fines tranches d’aubergines sans pépins. Un soir, préparés avec des feuilles d’épinards, ils avaient la finesse du papier. Le lendemain, ses pakora aux piments verts nous mettaient la langue en feu.
(…) Les pakora de Bala, qu’elle faisait pourtant frire dans un wok d’huile bouillante, n’étaient jamais gras, mais craquants et friables.
En sandwich !
Vinod est pris entre sa mère et son épouse, Nirmala.
Entre les deux se déroulent une guerre sourde dont le ravissement de son estomac est l’enjeu.
Chaque soir, toutes les deux rivalisent d’ingéniosité pour lui servir mets et boissons toujours plus élaborés, mais où elles n’excellent point, malgré la transmission des recettes traditionnelles pour l’une et la compulsion de magazines ou émissions culinaires pour l’autre.
Rien qu’à leurs attitudes, silences ou regards, Vinod arrivent à déceler quelle a été et quelle sera l’ambiance quotidienne.
Et bien sûr, son supplice fait notre régal !
Chaque jour, les deux femmes essayaient de nouvelles stratégies. Parfois, elles se battaient sur le terrain des currys, chacune d’elles en produisant une version plus épicée, plus parfumée, plus forte, qui lui mettait la bouche en feu et lui donnait des cauchemars. (…) Il lui fallait les complimenter à chaque bouchée qui lui obstruait le gosier. (…) Il aurait tant voulu leur plaire à toutes les deux.
Concours d’agapes
Après maintes annonces parues dans le journal, un prétendant se présente enfin pour Priti, 24 ans. Une jeune fille « pas laide, aux dents refaites, à la peau un peu sombre » et gourmande.
La famille de Manu, jeune médecin divorcé (et donc d’ »occasion »), se lance alors dans une rivalité avec celle de Priti quant aux repas de fiançailles et noces, entre tradition et modernité, entre le fait main par un halvai et le traiteur.
Une surenchère de mets, tous plus raffinés et recherchés les uns que les autres, qui attirent invités et cancans et dont on se souviendra longtemps !
Le père de Priti pressa son très estimé cuisinier d’augmenter la quantité de ghî pur dans ses pâtisseries, tandis que le père de Manu commandait un superbe gâteau à cinq étages, à la crème fraîche, et rempli de mangues Alfonso hors saison. Un camp servait-il des sucreries au lait concentré (rabri), l’autre contre-attaquait avec des glaces à la pistaches (kulfi) parfumées au safran.
La colère des aubergines
Bien qu’ils soient séparés depuis sept ans, M. Kumar et Sushma déjeunent ensemble tous les dimanches midis. Un déjeuner silencieux pour lequel Sushma met tout son savoir-faire de cuisinière, prenant dans son potager la plupart des ingrédients.
Un déjeuner que M. Kumar mange avec avidité, bravant les interdits alimentaires qui le torturent ensuite, trouvant ainsi la justification de son départ.
Par sa narration, Bulbul Sharma nous permet de participer à la confection de ce repas, composé d’aubergines bharta. On a vraiment l’impression d’être dans la cuisine, de manipuler les épices et les ustensiles, de sentir les odeurs.
Cette année-là, elle avait produit une récolte exceptionnelle de légumes. Même l’oignon et l’ail venaient de son potager. Elle coupa le gingembre en tranches fines qu’elle plongea dans du jus de citron frais, comme M. Kumar les aimait. Ses mains dodues et pâles évoluaient sans effort tandis qu’elle hachait les oignons avant de les faire frire pour les rendre bruns et croustillants et en garnir le riz pulao.
L’épreuve du train
Dans la famille Sen il y a Gopal, le père, Malati sa femme, Kajol leur fille, et Sati la grand-mère, mère de Gopal.
Tous s’apprêtent à prendre le train pour un long voyage et Gopal est passablement stressé, surveillant les bagages, « ses » femmes et les hommes alentour avec la même férocité. A tout moment, chaque geste ou regard, fait naître en lui une montagne d’appréhensions qui le rend aussi nerveux que maladroit. Ses pensées se font mauvaises lorsqu’ils les regardent manger, se repaître même, bruyamment, avec d’autres passagers du train. Chacun de leur geste lui apparait équivoque, lui faisant ressentir autant de honte que de dégoût.
Il se radoucit lorsqu’elles ont fini leur repas et que leur visage n’arbore plus cette avidité presque carnassière.
L'attitude, double de Gopal est plus risible qu'autre chose! D'ailleurs, les femmes le lui rendent bien en ne lui prêtant que très peu d'attention.
« Les femmes doivent toujours manger à la cuisine, après les hommes, disait son père. Gopal comprenait maintenant pourquoi. Comme elles sont laides, quand elles mâchonnent comme des vaches, avec leurs dents toutes tachées de mangeaille. » pensait-il avec irritation.
Folie de champignons
Chinta a deux maris, Nath et Mohan.
Nath en conçoit une jalousie maladive qu’il s’efforce d’atténuer en lui cherchant et préparant des mets tous plus originaux les uns que les autres. Car Chanti, plantureuse femme, ne fait rien comme les autres et ne se nourrit surtout pas de la même façon…
Jusqu’au jour où Mohan s’en va… la laissant aussi désœuvrée et inconsolable que Nath lui-même.
Ici, la non-conformité est de mise, et c’est bien elle qui apporte de la saveur à la vie !
Les affres sans fin de la faim
Depuis le décès de son époux, Sumitra suit scrupuleusement les jeûnes imposés par sa belle-mère.
Mais quoiqu’elle fasse, la nourriture occupe constamment ses pensées et rêves.
Suite à l’un d’eux dans lequel son mari lui apparait et avec qui elle partage du choley et un samosa, chose qui ne s’est jamais produite entre eux, elle décide de braver l’interdit, estimant que son mari lui a envoyé un message de l’au-delà.
Mais il lui faut déjouer la vigilance de sa belle-mère…
La lune, en croissant et décroissant, nous indique quand jeûner. Elle protège la vertu des veuves et garde en paix les âmes de nos époux défunts, seulement s’ils sont au paradis. (…) La lune est notre rédempteur, qu’il faut prier pour lui demander de nous aider à supporter notre veuvage.
(…) Plus que deux heures et je pourrai boire mon thé. Dans quatre heures, j’aurai droit à un verre de lait, et six heures après, à un morceau de pomme.
Le poisson-lune
La famille de Soni s’apprête enfin à aller faire un pique-nique au Clair de Lune, au bord d’un lac. La liste des invités a été aussi ardue à établir que le choix des aliments, dûment préparés par Bhatu, qui fera les derniers préparatifs sur place.
Tous se régalent goulûment, dans une obscurité qui exacerbe les sens et les saveurs, dissimule autant qu’elle fausse les perspectives et sensations, les attitudes, gestuelles et avidités diverses.
Qui meurt dîne
A l’approche de l’anniversaire de la mort de son mari, la grand-mère de la narratrice s’agite. Nettoyer la maison et notamment la salle du shradha, déterminer le repas spécial pour la cérémonie, et enfin, tâche qui lui revient, trouver le prêtre qui pourra la mener à bien.
Après moult recherches infructueuses, la jeune femme revient avec un jeune homme encore novice, chaussé de baskets et dont elle doute qu’il trouve grâce aux yeux de sa grand-mère. Mais c’est le seul qu’elle ait pu trouver.
Et contre toute attente, et malgré son jeune âge, tout se déroule à merveille.
Comme quoi, il ne faut vraiment pas se fier aux apparences !
Les prêtres brahmanes ont pour fonction de mettre les vivants en communication avec le divin et les âmes, et transmettent leurs offrandes. En mangeant le repas cérémoniel destiné au défunt, le prêtre lui en fait parvenir, sinon la substance, du moins l’essence et le mérite.
Festin pour un homme mort
Un pradhan, un chef de village, se meurt. Délirant, il se souvient de chacune de ses cinq épouses, les louant et les maudissant tout à la fois. Il les mélange, se remémore des bribes les concernant, mais se souvient surtout du talent culinaire de chacune.
C’est sa servante, Mani, jeune femme devenue vieille et qui a toujours été laide, qui est et reste là pour lui, malgré tout.
Elle est désormais sa seule cuisinière, et surtout sa mémoire.
Son pesant de sucre
Reshma sait que son mari, Ajay, la trompe avec une jeune femme plus mince qu’elle, et qui porte le même prénom.
Ne supportant pas son corps lourd et arrondi, Reshma fait des exercices pour perdre du poids et ralentir le passage du temps, et a en permanence en mémoire l’indice calorique de chaque aliment. Ce sont se moquent ses deux domestiques, Raha et Ahma.
Mais c’est Diwali et Reshma, délaissée par son époux, comble le vide, par une belle boîte de confiseries.
Cette nouvelle est peut-être la plus occidentale d’entre toutes du fait de son lieu (en ville) et des préoccupations qui assaillent Reshma (et dans une moindre mesure son amie) sur le passage du temps et les courbes de son corps.
Quand on arrive à gagner de l’argent, le meilleur moyen de le montrer, c’est par son ventre.
(…) Quand on est vieux, il est normal d’avoir l’air vieux. Les gens vous respectent, vous touchent les pieds.
(…) Elle aussi était contente d’être vieille car à présent elle se sentait en sécurité.
(…) Les hommes étaient plus gentils avec vous et les patronnes vous aimaient mieux.
Ces douze nouvelles pleines de saveurs nous racontent celles qui les confectionnent ou les espèrent : les femmes, les mères, les épouses, les veuves, les domestiques.
De chacune, elles nous décrivent leurs désirs, leurs peurs, leur relation à la nourriture et aux autres, le rapport au corps, le rôle social et traditionnel de l'alimentation (dans un mariage ou dans les transports par exemple) comme son absence (jeûnes à respecter pour les veuves), le fait maison contre le restaurant, et le souvenir qu’un plat, qu’une saveur laisse d’une personne.
Ces nouvelles sont très sensorielles : les descriptions des aliments comme de leurs dégustations sont très prégnantes. Sons, saveurs, odeurs semblent s'échapper des pages.
Si toutes les nouvelles ne m'ont pas plu de manière égale (c'est toujours ainsi !) et si toutes ne me restent pas en mémoire de la même façon, j'ai bien apprécié ce recueil, davantage que Mes sacrées tantes de la même autrice.
Un glossaire referme le recueil.
Boisson chaude au gingembre et au miel
Prenez cinq lamelles fines de gingembre frais, cinq feuilles de basilic (variété tulasi), cinq clous de girofle, cinq grains de poivre et une petite gousse de cardamome. Faites bouillir les épices et le gingembre dans deux tasses d’eau. Laissez réduire de moitié à feu doux. Le liquide a alors pris une couleur brun clair. Ajoutez une cuillerée de miel et sirotez lentement, en inhalant l’arôme délicieux. Cette décoction est ma panacée. J’y ai recours contre la toux et le rhume aussi bin que contre le chagrin et les crampes de faim…
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Qu’en ont pensé Hilde (billet réactualisé), Manon, Maggie, Valérie et Adeline ? Allons lire leurs avis !
Ce recueil participe à nos Etapes Indiennes avec Hilde ; au "Tour du Monde en 80 Livres" de Bidib et à "Des livres et des écrans en cuisine" qu'elle organise avec FondantGrignote; au "Petit Bac 2023" d'Enna pour ma 4e ligne, catégorie Végétal; ainsi qu'à l'Objectif PAL
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Belles lectures et découvertes,
Blandine

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