Interview Sandrine BEAU – un simple soupçon (2023)
Publié le 17 Janvier 2023
Interview Sandrine BEAU – Un simple soupçon
Chez Mijade, 2021
Présentation du roman par l’éditeur :
Jacob vit en Angleterre‚ dans une famille heureuse‚ entouré de ses parents et ses trois petites sœurs. Mais un jour‚ sa plus jeune sœur rentre terrifiée d’une visite médicale. « Comment cette petite fille peut–elle être si fluette‚ avoir des problèmes de croissance au sein d’une famille si ronde‚ voire obèse ? Y aurait–il maltraitance ? »
Et d’un simple soupçon‚ naît une tragédie. La famille doit suivre un régime strict. Puis‚ elle sera enfermée dans une maison où le frigo ne s’ouvre qu’à certaines heures‚ où le sport est obligatoire‚ où l’alimentation est sous surveillance. Et comme cela ne suffit pas‚ les enfants seront ensuite retirés de leur famille.
Retrouvez ma chronique ICI.
Tout d’abord, merci Sandrine d'avoir accepté de répondre à mes questions !
Commençons avec l’objet-livre et son titre, qui fait presque un oxymore.
Quelle a été ton inspiration ?
Le titre a été compliqué à trouver.
Au départ, j’avais intitulé ce roman Le jour de la friteuse, que j’aimais bien par son côté intrigant. Mais Muriel Mohlant, mon éditrice l’a trouvé, à juste titre, trop ciblé sur le prologue et pas assez révélateur de l’ensemble de l’histoire.
Je lui ai ensuite proposé La tristesse du cachalot. Celui-là, je l’aimais beaucoup. Poétique, en accord avec ce que vit Jacob, le personnage principal de ce roman. Cette fois, mon éditrice n’était pas emballée à cause du mot « tristesse ». Pas sûr que des lecteurs et lectrices soient attirés par une histoire triste. Ce que j’ai compris.
Et finalement, il y a eu, au milieu de nombreuses listes, Un simple soupçon, sur lequel tout le monde a fini par s’accorder.
Et pour le choix de l’illustration de couverture ?
L’illustration de couverture est signée Zoé Donnay et parmi les 3 propositions qu’elle m’avait faite, c’est celle qui m’a le plus emballée.
Voici les deux autres, qui étaient très belles aussi, mais la plus percutante était celle que nous avons retenue. Avec l’immense cachalot, l’hameçon dans le c cédille et le tout petit poisson rouge qui va se faire harponner par quelque chose d’énorme et contre lequel il aura du mal à lutter…
Je me suis renseigné sur ce cétacé et j’ai découvert que c’est l’animal qui a le cerveau le plus lourd. Pour trouver sa nourriture, le cachalot plonge à des profondeurs abyssales, où aucun homme n’a réussi à aller. C’est aussi un être bon et doux avec ses semblables, qu’il cherche toujours à aider. Les chercheurs qui les ont étudiés se sont aperçus que les cachalots parlent plusieurs langues, en fonction d’où ils vivent et qu’ils peuvent même en apprendre une autre s’ils rejoignent un nouveau clan. Et l’info que j’ai préférée : quand ils sont en groupe, à la surface de l’océan, parfois, les cachalots dansent !
Le roman oscille principalement entre les voix de Jacob, le personnage principal qui est confronté avec sa famille à l’impensable, et celle de son amie, Bonnie, une jeune fille qui vit seule avec sa mère de manière précaire.
Comment ces personnages sont-ils venus à toi ?
La plupart du temps, l’histoire prend forme dans ma tête, via un personnage. J’ai donc tout de suite pensé à Jacob et la première chose qui s’est imposée à moi, c’est qu’il serait l’aîné d’une fratrie de sœurs. Ensuite, il m’a semblé évident que ses parents viendraient d’ailleurs (à l’heure où la xénophobie bat son plein dans notre pays, j’aime bien rappeler le fait qu’on est très nombreux à avoir des origines étrangères).
J’ai pensé au harcèlement qu’il allait inévitablement subir (dur de ne pas être dans « la norme » au collège…) et puis, ensuite, il y a eu l’idée de cette insulte, « cachalot », que Jacob va finalement retourner pour puiser de la force dans cet animal fabuleux.
Le personnage de Bonnie est arrivé dans la seconde période de travail de ce roman. Quelques années après l’écriture de l’histoire de Jacob et sa famille. Après sa première lecture de mon texte, mon éditrice, a souhaité qu’il y ait plus de décor autour de l’histoire, que la « machine » qui se met en place autour de la famille Fati soit plus développée.
Je ne voyais pas trop comment réussir à intégrer tout ça dans le cahier de Jacob.
C’est pour cette raison que j’ai eu l’idée du personnage de Bonnie. Grâce à elle, on sort du cadre du journal écrit, des impressions du héros, pour ouvrir sur l’extérieur.
Tu m'as dit que tu portais ce roman depuis longtemps, comment s’est déroulée son écriture?
Ce roman s’est écrit en deux périodes distinctes.
La première a démarré en 2014, avec la découverte d’un documentaire et la lecture d’un article sur une famille, enfermée pour cause de surpoids à régler. J’ai cherché tout ce qui existait sur ce sujet, j’ai lu, écouté, regardé. J’ai pris des tas de notes dans tous les sens. Et puis ensuite, Jacob et son histoire sont arrivés petit à petit.
La seconde période a commencé pendant le premier confinement, en avril 2020, quand Muriel s’est emballée pour cette histoire et m’a guidée jusqu’à sa forme finale.
Ton roman s'inspire d'une politique de santé publique réellement existante au Royaume-Uni, comment l'as-tu découverte ?
Je crois que tout a commencé quand j’ai vu Ladybird, le film de Ken Loach en 1994. Je suis sortie du cinéma, dévastée, j’ai même continué à pleurer des heures après la séance, tellement l’histoire de cette maman à qui on arrache ses bébés m’avait bouleversée. Je savais que le réalisateur s’était inspiré de l’histoire vraie d’une femme, qui lui avait écrit pour lui raconter le cauchemar qu’elle vivait.
Ce que je n’avais pas imaginé, c’est que ce que vivait la vraie Ladybird, n’était pas un cas isolé. Il y a 3 ou 4 ans, j’ai regardé un film documentaire « Les enfants volés d’Angleterre » et j’ai été sidérée. Une fois de plus, les histoires racontées par les témoins, parents ou enfants, étaient abominables. J’ai ensuite écouté un podcast sur le même sujet et, à partir de là, je suis allée à la recherche de tout ce qui existait sur ce scandale des enfants volés d’Angleterre.
Outre l'inconcevable d'une telle politique de santé, qu'est ce qui t a donné envie d'écrire sur ce sujet?
Ces histoires de séparation d’enfants et de parents m’ont vraiment prise aux tripes. C’était tellement révoltant et en même temps, si peu connu, que j’ai eu envie d’écrire un roman qui raconte ce qu’un gouvernement peut mettre en place, sous couvert d’arguments de protection de l’enfance et de santé.
De bonnes intentions qui conduisent au pire, à des dérives insupportables.
Lors de mes recherches, je suis ensuite tombée sur un article dont le titre m’a profondément choquée : Les gros se multiplient : la solution écossaise à l'épidémie. (article de 2011)
Rien n’allait dans cette info : ni le titre, ni ce qui était relaté. Une famille, dont les parents étaient en obésité et les enfants en surpoids, avait été condamnée à emménager dans une maison surveillée 24/24h par des employés municipaux…
Toute mon histoire était là ! Je n’avais plus qu’à l’écrire.
D'autres pays ont-ils été aussi loin dans leur lutte institutionnalisée contre l'obésité ? Spontanément, je pense à Michelle Obama aux USA...
Je ne connais pas la politique des Etats-Unis par rapport aux problématiques de surpoids, mais chez nous, déjà, je suis révoltée par le double discours lié à l’alimentation : on nous gave de publicités pour des produits alimentaires ultra transformés et très mauvais pour notre santé, on laisse par exemple les industriels ajouter du sucre à outrance dans des plats qui n’en nécessitent pas et, dans le même temps, on nous bombarde de messages type « Pour votre santé, bouger plus », « Evitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé ». Bref, un discours culpabilisant et aucune véritable politique publique pour attaquer le mal à la source, ni privilégier l’accès à une nourriture saine et de proximité.
Ton roman va si loin que j'ai cru que tu poussais jusqu'à l'absurde pour dénoncer ce qu'il pouvait advenir, un peu comme une dystopie.
D'ailleurs, quelques termes politiques nous y renvoient, notamment avec "district", qui quartiérise , et surtout "leader".
J'ai ressenti une forte oppression dictatoriale, un déterminisme social organisé et un fatalisme culpabilisant.
La situation que je décris dans mon roman est tellement énorme, tellement absurde, que ça semble irréel. Et pourtant, elle existe pour de vrai et ça se passe à notre porte. Dans un de ces pays qu’on qualifie de pays développé…
C’est le principe des régimes autoritaires, tu as raison. Et ce qui m’inquiète, c’est qu’on a l’impression qu’un pays peut facilement tomber dedans. Avec la montée des extrêmes en Europe, je croise les doigts pour qu’on n’arrive pas à de telles dérives.
Comment les "petites gens", les gens ordinaires, qui n'ont pas forcément les connaissances juridiques, les moyens financiers, les codes, peuvent-ils échapper à cela, à cette maltraitance institutionnelle? A cette violence quotidienne, habituelle et banalisée, alors même que plusieurs études ont permis d'identifier les causes de l'obésité, qui ne se résument pas à la malbouffe et à l'absence de sport.
J’aimerais avoir la réponse. J’aimerais pouvoir proposer une solution qui résolve ces injustices. Mais comme je le disais, en 1994 déjà, Ken Loach, réalisateur britannique, reconnu et dont l’œuvre a été de nombreuses fois primée, dénonçait déjà cette situation inique, et pourtant, rien n’a changé.
Des documentaires vidéo et sonores ont été faits, des articles ont été écrits, mais la loi n’a pas été supprimée.
Je suppose que la peur de subir casse l’envie de révolte. Même si avec ce qui se passe en ce moment en Iran, par exemple, on voit des civils prendre tous les risques pour réclamer de vivre librement. Je suis bouleversée par ce qui se passe là-bas et par le courage de ces femmes et de ces hommes.
"On" a beaucoup écrit sur l'obésité, la grossophobie, l'acceptation du corps quel qu’il soit, mais pas sur cette stigmatisation/discrimination légalisée. Ce qui bien sûr fait écho à d'autres, de par le passé, et questionne sur nos acceptations, ici, au nom de la santé.
Je pense que le discours culpabilisant, par rapport aux problèmes de poids, de nos institutions induit des comportements discriminatoires. Tout le monde se sent autorisé à donner son avis sur le corps des autres et encore plus sur le corps des personnes en surpoids ou obésité. Il y a tant de témoignages horribles, tant de violences à l’égard de ces personnes. Même au niveau du corps médical. Pour ceux qui veulent en savoir plus sur ce sujet et changer leur regard, je vous invite à suivre Matière Grasse, le podcast de l’association Gras politique.
La vie est parfois aussi terrible que les pires histoires.
Alors, j'espère que vous vous indignerez à chaque fois que ce sera nécessaire. Oui, indignons-nous tous ensemble!
A nouveau, merci Sandrine pour tes réponses sincères et engagées, qui me permettent d'apprendre, de découvrir, et oui, de m'indigner aussi!
Pour retrouvez d'autres livres de Sandrine Beau sur le blog, c'est LA!