Les Croix de Bois. Roland DORGELES – 1919

Publié le 1 Mars 2021

Les Croix de Bois

Roland DORGELES

Le Livre de Poche, 2000
Illustration de couverture d’après le tableau Poilu (1917) de Théophile Steinlein (Musée d’Orsay, Paris)
256 pages

Thèmes : Première Guerre Mondiale, Amitié/Camaraderie, Mémoire, Histoire

Lecture Commune avec Isabelle et Nathalie

En 1919, Roland Dorgelès (né Rolland Maurice Lecavelé) publiait chez Albin Michel son roman Les Croix de Bois. Refusé au Goncourt par 4 voix contre 6 (pour le roman À l'ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust), il remporta le Prix Femina cette même année.

Né en 1885 à Amiens, mort à Paris en 1973, Roland Dorgelès avait été réformé deux fois pour raison de santé avant d’être finalement engagé grâce à l’appui de Georges Clémenceau, son patron au journal L’Homme Libre pour lequel il travaillait.

Source

Son roman, inspiré de son expérience aux Tranchées, est un hommage à tous ses camarades morts au combat, dont les croix de leurs tombes de fortune jalonnaient les chemins, tantôt surmontées de fleurs, de casques ou de drapeaux.
Des croix toujours plus nombreuses, parfois blanches, parfois grises, souvent de bois et quelques-unes en fer à arborer sur la poitrine, bientôt remplacées par des fosses communes dans lesquelles il fallait tasser les cadavres pour faire toujours un peu plus de place.

Elles n’étaient pas tristes ces premières tombes de la guerre. Rangées en jardin verdoyants, encadrées de feuillage et couronnées de lierre, elles se donnaient encore des airs de charmille pour rassurer les copains qui partaient.

Trois petits nouveaux intègrent la 5e escouade de la 3e Compagnie dirigée par l’adjudant Morache, un homme qui aime faire de mauvais présages. Les trois sont aisément repérables avec leur bel et nouvel uniforme bleu horizon tout propre, leur barda tout bien ficelé et leur musette rutilante.
Parmi eux, Gilbert Demachy, jeune Parisien ayant fini son Droit, engagé volontaire, qui rêve de voir, de vivre la guerre, « écoutant le canon qui ébranlait le ciel à grands coups de bélier, et il aurait voulu être déjà là-bas, de l’autre côté des coteaux bleus, dans la plaine inconnue où se jouait la guerre au parfum de danger. » Et qui sera décçu par son premier contact.

D’un caractère sensible et généreux, gentiment moqué mais immédiatement apprécié de tous, Gilbert trouve vite sa place auprès d’eux.
Il y a le Caporal Bréval, sentimental attendant désespéramment une lettre de sa femme.
Bouffioux, marchand de chevaux dans le civil, cet homme au fort embonpoint a toujours réussi à trouver un emploi (même sans savoir l’exercer) en arrière des lignes pour n’avoir pas à combattre et c’est ainsi qu’il remplace Fouillard à la Roulante ; Fouillard, un homme maigre et jaloux ; tout l’inverse du père Hamel. Broucke est un Ch’timi » aux yeux d’enfant qui ne rechigne pas à la besogne et dont la langue « ch’ti » est retranscrite. Lemoine a la voix traînante ; le « petit » Belin vient du Nord ; les talents de braconnier de Maroux sont recherchés ; et Sulphart, rouquin rouennais très fort en gueule a arrangé son uniforme d’une manière très personnelle qui lui vaudra un passage chez le coiffeur et quatre jours de prison, suite à une revue inopinée, aux questiosn abusrdes ("Où vous êtes-vous sali comme ça?"). C’est un des trois personnages mis en avant (avec Gilbert et Jacques) et que j’ai beaucoup aimé.
Et il y a Jacques Larcher, Parisien et le narrateur du roman. Autour d’eux gravitent bien sûr d’autres personnages, plus ou moins décrits.

Jacques observe son monde mais ne parle quasi jamais de lui (l’une de seule fois est pour nous raconter le moment où il s’est délecté de pouvoir embêter Fouillard). De fait, il ne nous partage pas ses sentiments mais nous retranscrit avec finesse et empathie ceux de ses camarades.

Il est aussi précis dans le détail de leurs émotions que la restitution des différents aspects de la guerre, nous rendant ces hommes très proches.
En nous faisant patauger avec eux dans la boue ; attendre la Roulante ou le courrier, écrire des lettres teintées de demandes, tendresses et reproches ; subir la pluie, les rats, les poux ; écouter le chant des obus et de la mitraille ; marcher et supporter le poids des sacs ; ressentir les différentes appréhensions avant une mission ou une bataille ; la peur lorsqu’ils entendent une pioche retentir sous leur pieds car les Allemands construisent une galerie et qu’ils ont été choisis pour rester, puis le soulagement horrible lorsque la mine éclatera après la relève  (un moment très difficile à lire); entendre les cris désespérés des blessés abandonnés sur le no man’s land (là aussi) ; l’exécution martiale ; le décompte des morts, les copains qui s’en vont et les promotions qui en découlent ; les civils détachés, habitués à voir des éclopés qui, eux, ne s’y font pas ; les insultes et l'après-guerre; les postes de secours et l’aspect médical ; les paysages défoncés, retournés, déchiquetés dont il subsiste toujours et étonnamment un moignon de pierre ou de bois...

La guerre... Je vois des ruines, de la boue, des files d’hommes fourbus, des bistrots où l’on se bat pour des litres de vin, des gendarmes aux aguets, des troncs d’arbres déchiquetés et des croix de bois, des croix, des croix... Tout cela défile, se mêle, se confond. La guerre...

Il partage cette vie rude et impudique mais surtout, fraternelle et chaleureuse qui lie ces hommes ; quelques chansons d’alors ; la joie des moments ordinaires devenus extraordinaires lorsqu’ils sont relevés et qu’ils logent chez l’habitant (notamment la famille Monpoix) ; la gouaille de Sulphart qui permet toujours d’obtenir ce qui leur revient (il faut aussi se battre pour cela), un petit supplément bienvenu ou d’égayer l’atmosphère. Plutôt légère au début du roman, elle va en s’assombrissant, en s’alourdissant, au fil des chapitres qui n'ont pas vraiment de lien entre eux, si ce n'est ce quotidien de guerre.

Par contre, il reste très évasif sur l’espace-temps. 
Quelques indices sont disséminés ça et là, des noms de villes et de batailles passées, la couleur de l’uniforme, ou un élément naturel qui pourrait indiquer la saison et qui va se raréfiant au fil des pages... Le cheminement personnel de l’auteur peut aussi donner quelques pistes.

Un joli soleil pâle de la Saint-Martin. Sur le ciel d’un bleu tendre, les nuages étaient pareils à des flocons de shrapnells. Un émouchet et un corbeau se poursuivent à coups de bec, sauvagement. On entendait chanter une alouette, qui bougeait à peine. C’était dimanche.

Mais ce n’est pas si important, car quelques soient le nom des lieux ou les dates, tous se ressemblent et se confondent finalement. Et seuls compte cette vie au plus près des soldats, baladés, trimballés, utilisés, dégoûtés par la vie civile qu’ils ne pourront pas retrouver intacts/e.

Il allait encore pleuvoir ; le jour était d’une blancheur livide qui aveuglait. A terre, des lambeaux de pluie traînaient en flaques jaunâtres que le vent fripait, et quelques gouttes espacées y faisaient des ronds. La pluie n’espérait pourtant pas laver cette boue, laver ces haillons, laver ces cadavres ? Il pourrait bien pleuvoir toutes les larmes du ciel, pleuvoir tout un déluge, cela n’effacerait rien. Non, un siècle de pluie ne laverait pas ça.

En novembre dernier, j’avais tenté de lire ce roman (sans avoir dépassé la 60e page) sans arriver à entrer dedans. Je craignais un vocabulaire trop daté, trop argotique, qui me laisserait à distance. Lors de cette relecture, très vite, j’ai été transportée auprès de ces hommes (et avant cette 60e page). La lecture, c’est aussi une histoire de « moment ».
L’écriture de Roland Dorgelès est fluide, subtile et emplie de compassion. Je suis vraiment contente d’avoir enfin lu ce roman qui m’a beaucoup émue.

Si pendant longtemps, mon roman de référence a été Orages d’acier d’Ernst Jünger (que j’aimerais relire), je suis, depuis quelques années, davantage attirée par des récits qui privilégient l’aspect humain au militaire (très prégnant dans celui d’Ernst Jünger). Le roman d’Erich Maria Remarque, A l’Ouest, rien de nouveau, offre un beau pendant, côté allemand, au roman de Roland Dorgelès, et une opposition intéressante à celui d’Ernst Jünger.

En 1952, Roland Dorgelès a préfacé le roman d'Ernest Hemingway, L'adieu aux armes, publié en 1929 (et que je lirai/présenterai en septembre).

Qu’en ont pensé Isabelle et Nathalie ? Allons lire leur avis ! (Celui de Nathalie arrivera plus tard).

On oubliera. Les voiles du deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L'image du soldat disparu s'effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qu'ils aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois.

En 1932, est sortie une adaptation cinématographique réalisée par Raymond Bernard, et en septembre 2020, un roman graphique, dessiné par Facundo Percio (que j’ai dans ma PAL).

Ce roman participe à mon challenge dédié à la Grande Guerre;  à notre Challenge dédié aux Classiques avec Nathalie ; au "Petit Bac 2021" d’Enna, pour ma 3e ligne, catégorie Couleur; ainsi qu’à l'Objectif PAL d'Antigone.

 

 

 

 

Pour aller plus loin:

 

Belles lectures et découvertes,

Blandine

 

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Commenter cet article
I
Tu en parles si bien, tu décris tout ce que j'ai ressenti à la lecture de ce livre. Merci pour la découverte de cet auteur.
Répondre
Merci à toi pour tes mots et pour m'avoir permis de le lire :-)
A
J'avais l'impression de ne pas avoir entendu parler de ce livre. Une bonne sortie de PAL pour toi donc ! Je remarque que c'est un thème sur lequel tu lis régulièrement. ;)
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B
Exactement! C'est un thème que j'aime et qui me remue toujours! Je suis vraiment contente de cette lecture qui me donne envie de sortir les autres classiques de la période de ma PAL.