10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange. Elif SHAFAK - 2020
Publié le 19 Avril 2020
10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange
Elif SHAFAK
Traduit de l'anglais par Dominique GOY-BLANQUET
Éditions Flammarion, janvier 2020
400 pages
Thèmes : Istanbul/Turquie, Amitié, condition des femmes, Différences, Coutumes
Il était une fois, une fois il n'était plus...
Tequila Leila n'est plus.
Morte.
Son corps a été jeté dans une benne à ordures où il attend d'être découvert.
Leila n'est plus mais son esprit demeure, espère, pense, patiente et se souvient.
Comme une survivance, une résistance, une revanche
Sa mémoire était à ses yeux un cimetière : des segments de sa vie y étaient enterrés, gisant dans des tombes séparées les unes des autres, et elle n'avait aucune envie de les ressusciter.
On dit que lorsqu'on meurt, on voit toute sa vie défiler. Une activité cérébrale qui durerait au-delà de l'arrêt du cœur, et jusqu'à dix minutes et trente-six secondes, selon une étude scientifique.
Ainsi, au gré de ces dix minutes et trente-huit secondes qui s'égrènent, et autant de chapitres, sommes-nous emmenés à la rencontre de Leila par son esprit.
Chaque minute voit surgir un souvenir gustatif ou olfactif (sucré, doux-amer, âcre, brûlant, etc.) qui nous dévoile son histoire, de Van où elle est née, à Istanbul où elle est décédée, assassinée.
Nous sont donc restitués ses goûts, son caractère, sa famille, les traditions, les superstitions, ses blessures, ses joies, ses peines, ses douleurs, sa fuite, sa profession, ses rencontres, son Amour...
À son histoire, s'entremêlent celles de ces cinq amis. Tous plus chers à son cœur les uns que les autres.
Ils se surnomment: Sabotage Sinan, Nostalgia Nalan, Jameelah, Zaynab122, Hollywood Humeyra.
Tous ont des parcours de vie cabossés, des destins abîmés, brisés.
Ils forment une fine équipe de marginaux, de laissés-pour-compte, avec une grande richesse d'âme et de cœur. Ils ont chacun la liberté chevillée au corps, chacun revendique et assume leur différence (même si certains plus que d’autres), malgré les coups durs, malgré les mépris, malgré les agressions. Ils sont chacun et ils sont tous uns. Ils incarnent chacun et tous le poids des conventions, des tabous, de la religion, des préjugés, dans une société patriarcale et paradoxale
Pour elle, l’apocalypse n'était pas la pire chose à craindre. La possibilité d'une destruction immédiate et massive de la civilisation n'est pas si effrayante comparée au constat banal que notre trpéas individuel n'a aucun impact sur l'ordre des choses, que la vie continuera identique avec ou sans nous. Et ça, avait-elle toujours pensé, c'était vraiment terrifiant.
Et jusque dans les personnages les plus secondaires, la condition féminine est décrite sous toutes ses formes, dans la manière dont elle s'assume (et à quel prix) ou est utilisée, humiliée, banalisée, conspuée, violentée.
Et en creux, autour d'eux, se dessine Istanbul.
Ville cosmopolite, fascinante, refuge, avec ses hypocrisies et ses beautés, son histoire et ses anecdotes, ses luttes et ses espoirs, où viennent ceux qui veulent (se) perdre ou (se) trouver.
Même si tu te crois en sécurité ici, ça ne veut pas dire que ce soit l'endroit qui te convienne.
10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange est un roman intime et lumineux, servi par une couverture magnifique et un titre mystérieux, comme un conte. Et j'ai toujours envie d'y adjoindre "... et beau".
Avec ses trois parties de longueur très inégale (nommées L'Esprit - Le Corps - L'Âme), il aborde des thématisés qui me sont chères et qui résonnent en moi: la mémoire, la famille et ses secrets, l'Histoire, la condition des femmes.
Chacune a sa propre atmosphère.
À la fois métaphysique, savoureuse et curieuse pour la première, dans laquelle nous découvrons aussi comment, pourquoi, par qui Leila est morte. Cela crée un léger suspense, agréable mais triste, car Leila nous est très vite attachante.
La deuxième partie semble plus légère, et est même rocambolesque. Elle nous entraîne dans la folle idée de ses cinq amis. Mais derrière le (sou)rire, se cache une terrible réalité.
La dernière est très brève et nous laisse partir en paix... Tout comme Leila.
L'écriture d'Elif Shafak est emplie d'odeurs et de saveurs qui nous transportent en Turquie, et à Istanbul en particulier, une ville que j'aimerais découvrir.
Ce roman est riche de détails et derrière cette histoire se cache un engagement. Celui de l'autrice en faveur des marginaux. Avec ce récit, elle leur donne une voix et lance un appel à davantage de tolérance et d'humanité.
Un roman et une plume à découvrir !
Il participe au "Petit Bac 2020" d'Enna pour ma 5e ligne, catégorie Mot au pluriel.
Belles lectures et découvertes !
Blandine.