Le malheur du bas. Inès BAYARD - 2018
Publié le 8 Novembre 2018
Le malheur du bas
Inès BAYARD
Editions Albin Michel, 22 août 2018
272 pages
Thèmes : viol, société, dépression, famille
Avant même sa sortie, ce (premier) roman faisait déjà beaucoup parler de lui.
A cause de son sujet.
Et je dois bien avouer que c’est ce qui m’a attirée.
Grâce aux Matchs de la Rentrée Littéraire organisés par Rakuten-Price-Minister, j’ai eu la possibilité de le lire, merci à eux et aux Éditions Albin Michel !
#MRL18
En découvrant ces trois corps livides et figés autour de la table, peu de personnes auraient pu imaginer la chaleur des rires envahir la pièce quelques secondes avant que le drame ne se produise.
Ce roman commence par une fin. Une fin de mort.
Tout le roman nous permet de reconstituer les événements qui mènent à cette tragique introduction.
Marie avait tout pour être heureuse.
Un mari aimant à la belle carrière d'avocat, un travail qui lui plaît dans une banque, un bel appartement dans le quartier de Paris qu'elle affectionne, animé et vivant, et une perspective de bébé.
Mais un soir de pluie, Marie est violée par le directeur de la banque qui l'a raccompagnée chez elle.
Deux pages, des mots durs, crus, violents, des verbes au présent pour le ressentir comme elle le vit.
Deux pages qui claquent, qui remuent, qui choquent.
Marie rentre, se lave, se couche, ne dit rien, se cache, se soumet, tente d'oublier, tremble, culpabilise, a honte, aimerait tout révéler puis se ravise.
Qui la croirait maintenant?
Son mari qui fait tout pour concrétiser cette envie de bébé ? Qui la touche, la pénètre, sans voir le mal, la peur, la souffrance, le dégoût ?
Sa sœur, ses parents, qui ne savent pas lire derrière son sourire figé ou ses absences ?
Puis l'annonce de la grossesse.
L’enfant de son violeur, elle en est persuadée.
Même son gynécologue, Paul, l’ami de la famille, n’a pas pu/su voir les preuves, les blessures sur son intimité. Ici encore la violence est de mise lors de l’échographie.
Et le temps passe, et le bébé grossit, grandit.
Les tentatives pour s’en débarrasser échouent les unes après les autres.
Puis vient la naissance.
Un garçon. Thomas.
Elle le hait.
Négligence maternelle.
A l’agence, les choses ne vont pas bien.
Le directeur la nargue.
La manière de travailler a changé, et c’est sa jeune, trop jeune et jolie collègue, Mathilde, qui doit lui en expliquer les termes.
Puis l’absence de Mathilde.
Puis l’accusation de harcèlement.
Avec son mari, elle est distante et le méprise. Elle subit sa présence et ses désormais obligations conjugales.
Sa famille ne voit rien ou ne comprend rien.
Marie se sent opprimée, incomprise, esseulée, retranchée.
Elle n’a pas/plus le choix.
Alors elle se pose, et réfléchit.
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Ce roman est dérangeant de par son sujet, de par son écriture, de par sa forme.
Il est sombre et brutal.
Il n'y a pas d'affect, ni de pudeur.
La narration est froide, descriptive.
Ce qui arrive à Marie est atroce, ce qu'elle fait pour survivre jusqu’à sa décision l'est tout autant et il est difficile de lire ce par quoi elle passe, en termes d'actes comme de sentiments.
Et les miens ont oscillé entre empathie, incompréhension et effroi.
Le roman se centre sur elle et sa perception des choses, des évènements et des êtres. Sur son corps, la sexualité, son couple, la maternité.
Le point de vue depuis son mari est très peu évoqué, celui de sa sœur encore moins.
Soit elle cache si bien sa souffrance que personne ne la remarque. Et elle s'y emploie avec énergie, tout en le leur reprochant.
Soit ils ne veulent pas, ne savent pas voir et ça aussi est très dérangeant.
Les faits étaient suffisants. Les conséquences visibles et irréparables. Tout le monde se meut dans le silence par précaution. Le viol disparaît dans l’actualité. La violence sourde altérée, remise en cause d’une manière ou d’une autre, s’efface tout simplement à la surface du calvaire et de la mélancolie. Et chacun repart.
Oui, ses actes sont extrêmes. Mais le plus atroce n’est-il pas que Marie est persuadée de ne trouver aucune écoute, aucune aide nulle part ? Qu’elle s’enfonce dans cette spirale persuadée de sa culpabilité et même responsabilité ?
Le malheur du bas.
Ce bas qui nous soumet, qui nous rend si vulnérables (cf les toujours trop nombreuses « affaires/révélations » de viol. qui jalonnent et balaient l'actualité, les (pseudo)débats sur les questions de consentement (CLIC), les violences gynécologiques à article littéraire sur le blog d’Antigone XXI CLIC).
« Mais on est sûr que c’est bien son père ?- Non parce que maintenant on a l’impression que tout le monde se fait violer, on désigne les coupables avant de savoir si c’est bien eux. » Marie ne dit rien, cette intervention lui arrive en plein visage. Elle se sent sale, honteuse face à son époux, culpabilise soudain de ce que peut-être elle-même a provoqué ce soir-là. Paul habitué à ce genre de discussion, tente d’argumenter. Le bien, le mal, les victimes qui ne sont pas toujours celles que l’on croit, le lynchage public de certains hommes, l’affaire d’Outreau, Dominique Strauss-Kahn, Polanski…
Ce malheur du bas contre lequel il y a autant de réactions que de femmes.
(Cf le clash entre Christine Angot et Sandrine Rousseau sur le plateau d’On n’est pas couché en septembre 2017 et le traitement qu’en a fait France 2 ICI (il y a des fautes d’orthographe et la fin est un peu spéciale, mais les propos sont intéressants) ou LA.)
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Ce roman m’a renvoyée à celui de Leïla Slimani, Chanson douce.
Le procédé est identique, avec la fin en premier puis le déroulement qui y mène.
De nombreux bloggeurs ont noté cette similarité.
Personnellement, cela ne m’a pas spécialement dérangée. C’est un style narratif.
D’autres ont (aussi) remarqué l’analogie et le traitement du sujet avec un autre roman, Je me suis tue de Mathieu Ménégaux. Je ne l’ai pas lu donc ne sais pas. Mais cela me donne envie de le lire.
Ce roman, qui ne peut laisser indifférent, participe au Challenge « 1% Rentrée Littéraire 2018 » de Sophie Hérisson.