Le photographe de Mauthausen. Rubio SALVA, Aintzane LANDA et Pedro J. COLOMBO – 2017 (BD)
Publié le 31 Janvier 2018
Le photographe de Mauthausen
Scénario de Rubio SALVA,
Dessins de Pedro J. COLOMBO
Couleurs d’Aintzane LANDA
Editions Le Lombard, 29 septembre 2017.
168 pages
Thèmes : Deuxième Guerre mondiale, Nazisme, Shoah, Communisme, Espagne, Résistance, Histoire, Mémoire, Transmission, Guerre
Si j’ai toujours aimé la BD, j’en lisais peu jusqu’à l’année dernière.
C’est grâce au groupe « La BD de la semaine » que je raffole à présent de ce genre littéraire.
Que de découvertes faites grâce aux autres participants ! De quoi rire, avoir des frissons, ressentir, s’évader et apprendre.
Surtout apprendre.
Ce que je préfère.
Je trouve cela extraordinaire, fascinant, de découvrir l’existence de personnes, de parcours de vie, de faire (res)sortir de l’anonymat ou de faire largement connaître, grâce à la BD, des destins, des actes individuels ou collectifs… peut-être jugés fous ou dangereux alors, mais si courageux à nos yeux.
Et qu’importe que la rigueur historique ne soit pas toujours respectée, qu’il y ait une part de fiction ou de supposé, l’important n’est pas là. Mais c’est une question qui revient souvent et dont ce roman graphique n’échappe pas. Il y répond d’ailleurs en seconde partie, dans un dossier particulièrement riche (57 pages) et rédigé par des chercheurs, historiens…
Connaissez-vous Francisco Boix ?
Avant de lire l'article de Saxaoul consacré à cet album, ce nom m'était inconnu
Je vous propose de faire sa connaissance avec un air célèbre de la guerre d’Espagne, l’un des chants préférés de Francisco/Fransesc/Paco Boix : Si me quieres escribir
Né à Barcelone le 31 août 1920, il suit l’engagement communiste de son père, fuit son pays à 19 ans lors de La Retirada - exode des Réfugiés de la guerre « civile » vers la France qui ne leur fait pas bon accueil et les parque dans des camps de concentration aux conditions déplorables.
Avec d’autres, il s’engage tout de même pour elle dans les CTE (Compagnies de Travailleurs Etrangers).
Mais faits prisonniers par les Allemands, déclarés « Espagnols apatrides » car la France ne reconnaît pas de statut aux Espagnols, pas plus que leur propre pays, ils sont envoyés à Mauthausen en 1941. Un triangle bleu flanqué d’un « S » est apposé sur leurs uniformes.
C’est là que l’enfer commence vraiment, et ce roman graphique aussi.
Des 9328 Espagnols internés dans les camps,
7532 le furent à Mauthausen.
4816 furent assassinés.
On le voit sur cette photo, Francisco Boix avait une apparence très juvénile.
Or, les traits que Pedro J. Colombo lui donne sont plus durs, le faisant ressembler à d’autres personnages.
Grâce à son savoir-faire, Francisco Boix intègre la section photographique du camp, dite service d’identification.
Il était au service de la Gestapo. Officiellement, il était chargé de l’identification des prisonniers à leur arrivée au camp, comme j’en avais fait moi-même l’expérience.
Officieusement, les SS y faisaient développer leurs propres photos, qu’ils envoyaient à leurs copines.
Par cette forme atténuée de corruption, on devait prendre et développer leurs photos privées.
Mais les photos servaient aussi d’outil de propagande.
Elles prétendaient prouver au monde que les camps étaient des endroits sûrs où il faisait bon vivre.
Il travaille alors sous l'égide du nazi Paul Ricken, ancien professeur au caractère étrange et fasciné par la mort, et surtout par sa dimension « artistique ».
Avec lui, Francisco Boix immortalise sur la pellicule des mises en scène macabres, des pseudo-suicides (le détail nous est donné dans le dossier). Les hommes tués sont pris en photos par les SS eux-mêmes.
Conscient de l'opportunité de son poste et du pouvoir des images, Francisco Boix met sur pied un réseau afin de dissimuler des négatifs, puis de les faire sortir du camp, jusque chez une femme vivant non loin.
Non sans terreurs, dangers, désistements ou morts…
L’album nous décrit particulièrement bien ces moments de tension, dans les récitatifs mais surtout dans ses cases, leurs angles de vue, leurs couleurs.
20000 négatifs auraient été sortis. 19000 sont toujours introuvables.
Pour simplifier le récit, les auteurs ont choisi de mettre en avant Boix, mais il ne fut ni seul, ni le premier dans cette entreprise. Les autres noms sont donnés dans le dossier.
A la fin de la guerre, revenu et coincé en France, même si les conditions d’accueil sont tout autres, Boix va vivre une triple déception.
- Celle de ne pouvoir revenir en Espagne sous peine de mort. Il ne reverra jamais sa sœur Nuria.
- Staline et le parti communiste considèrent que les rescapés des camps sont des traîtres et collaborateurs, puisqu’ils en sont sortis vivants.
- Seul Espagnol à témoigner au Procès de Nuremberg les 28 et 29 janvier 1946 (où il rencontre Marie-Claude Vaillant-Couturier), il se rend bien vite compte que son témoignage et ses (18) photos ne servent « qu’à » confondre et inculper les Nazis sur la Solution Finale, et un homme en particulier (ici Ernst Kaltenbrunner, dans la réalité Albert Speer).
La déportation des Espagnols, leurs morts et leur souvenir ne sont pas jugés dignes d’importance.
Après la guerre, Boix travaillera comme photographe pour plusieurs journaux français, dont L’Humanité, avant de décéder le 7 juillet 1951, à 30 ans, de la tuberculose, vraisemblablement contractée à Mauthausen.
Inhumé au cimetière parisien de Thiais, sa tombe aurait disparu si de nombreuses personnes (Espagnols comme Français et même Autrichiens) ne s’étaient pas mobilisées pour que ses restes soient déplacés au Cimetière du Père Lachaise, le 16 juin 2017 en présence de plusieurs officiels. Pour en connaître les détails, mais aussi la vie de Francisco Boix (reprise en partie dans l’album), c’est ICI.
Les planches s’attachent à nous montrer toutes les spécificités et atrocités de ce camp et de ses responsables, le seul de catégorie III : Son escalier de 186 marches, construits par les premiers Espagnols, symbole de souffrance ; le « passe-temps » du chef de la carrière ; les pochacas ; le chien de Georg Bachmayer ou sa phrase d’accueil : « Vous êtes entrés par la porte… Vous sortirez par la cheminée. »
Toutes sont reprises et expliquées dans le dossier tout en apportant quantités d’informations sur le travail des auteurs en associant à leurs vignettes des photographies, faites par Boix ou non.
Il nous parle aussi de l’Espagne d’alors, sa guerre dite civile (mais l’on sait aujourd’hui combien elle fut européenne et une préparation à la Deuxième Guerre mondiale), de l’état du monde à cette époque, et de celui d’aujourd’hui (le parallèle avec les Migrants est criant) et de l’Espagne d’aujourd’hui qui n’a toujours pas abrogé les lois d’amnistie.
La génération de la transition a peut-être promis d’oublier, mais les générations suivantes n’ont pas fait une telle promesse. Notre génération est une génération qui refuse de se taire et qui s’engage à parler et à raconter.
Découvrez aussi les avis de Saxaoul ; d’Aurore ;
Cet album participe au RDV « BD de la semaine » qui se passe aujourd’hui chez Moka (Retrouvez-y toutes les participations du jour - CLIC), au « Petit Bac 2018 » d’Enna pour ma première ligne, catégorie Art; et et au Challenge de Sophie Hérisson « 1% Rentrée Littéraire 2017 » (40/6).
D’autres articles sur la Guerre d’Espagne sont sur le blog : CLIC
Belles lectures et découvertes,
Blandine.
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