Samedi 22 août 1914. Un médecin dans la bataille. Sophie DELAPORTE
Publié le 22 Juin 2016
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Samedi 22 août 1914. Un médecin dans la bataille.
Sophie DELAPORTE.
Préface de Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU
Editions Odile Jacob, collection "histoire", mai 2016.
208 pages.
Thèmes abordés : Première Guerre mondiale, médecine, témoignage.
Le samedi 22 août 1914 fut une véritable boucherie, Le Jour le plus meurtrier de l'histoire de France. (D’après le titre de l'ouvrage de Jean-Michel Steg paru chez Fayard en 2013)
Le Haut Commandement, tout imprégné des doctrines de l'offensive à outrance, persuadé de la brièveté de la guerre et de sa supériorité numérique et matérielle, a négligé, et même ignoré, plusieurs signes et renseignements, pourtant alarmants, quant à la préparation et au déroulé de cette bataille, dite des frontières.
L’armée allemande, après avoir envahi la Belgique, s’apprête à entrer en France. Pour la contrer, l’armée française pénètre à son tour en Belgique avec comme ordre : « Le corps d’armée, prenant l’offensive, se porte sur Neufchâteau en deux colonnes, avec mission d’attaquer l’ennemi partout où on le rencontrera. » selon l’ordre du jour n°11 rédigé le 21 août 1914 par le général Lefèvre (page 53 en note de bas de page) et reprenant les dires du général Joffre du 14 août.
Bilan : 27000 morts côté français et environ 10 000 côté allemand.
Un carnage, pour rien, volontairement occulté par le Haut Commandement pour dissimuler ses lacunes et que ce récit s’attache à reconstituer pour en raviver la mémoire. L’auteure a choisi de le centrer sur la bataille de Rossignol qui, à elle seule, a vu périr 7000 hommes. Parmi eux, des médecins, soignants, infirmiers, brancardiers que leur brassard ne sauvera guère.
Comme nous l’apprennent la préface rédigée par Stéphane Audouin-Rouzeau, le prologue et l’épilogue de Sophie Delaporte, peu de médecins ou soignants (une vingtaine d’écrits) ont écrit sur cette/leur guerre. Si ce n’est Lucien Laby avec ses Carnets, dont l’auteure s’est beaucoup inspirée pour pouvoir écrire ce récit, à hauteur d’homme.
Laby, Lucien (1892-1982) " Témoignages de 1914-1918
1. Le témoin Lucien Laby avait 22 ans en 1914, et 90 ans quand il est mort en 1982. Les présentateurs de son livre n'en disent pas plus. Son père était pharmacien à Reims et très nationaliste...
http://www.crid1418.org/temoins/2011/06/09/laby-lucien-1892-1982/
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Déjà connaisseuse de la médecine de guerre (et notamment de 14-18) sur laquelle l’auteure a déjà publié quelques livres (Gueules cassées de la Grande Guerre ; 14-18 : les médecins dans la guerre), Sophie Delaporte s’est à nouveau rigoureusement documentée (Journaux des Marches et Opérations des différentes unités notamment) pour concentrer le fruit de ses recherches, diversifiées et composites, pour créer un personnage fictif afin que toute l’information historique disponible puisse être concentrée sur un seul lieu, une seule journée, un seul acteur social. (page 11)
Au-travers du témoignage fictionnel de Narcisse (du prénom de son grand-père), elle poursuit même un double objectif en mettant au jour l’impossibilité physique et matérielle pour ces hommes de soigner les blessés, et à peine capables de soulager leurs souffrances.
Encore étudiant en médecine, épris d’héroïsme et lecteur attentif des manuels, Narcisse est affecté à un groupe de brancardiers de la 3e Division d’Infanterie Coloniale. On va le suivre du 21 août au 23 août à l’aube.
Bien vite, il se rend compte de l’écart entre les manuels et la réalité, la guerre a changé de visage.
« Premiers morts » victimes d’insolation, bruits étourdissants et multiples, ennemis invisibles mais dont les armes, nombreuses et rapides, ont une étendue létale inimaginable.
Corps disloqués, chairs dispersées, postures improbables et impossibles, chocs psychologiques et le pire, peut-être, des blessures horribles mais non mortelles…
Une balle avait traversé son visage du haut vers le bas, dessinant un large sillon partant de la base du nez et se perdant dans ce qui lui restait de menton, complètement emporté, la langue sectionnée, les dents éparpillées. Il dégoulinait de sang et de salive mêlés. Il ne pouvait plus articuler un mot, ses tentatives se perdant dans une sorte de « greu, greu ». Jamais Narcisse n’oublierait cette face hideuse. Dans son regard il pouvait lire toute la détresse humaine. Il avait beaucoup de mal à respirer, des esquilles, bouts de dents et de mâchoires, étaient passées par la gorge. Il fallait ouvrir la trachée pour le faire respirer.
Et donc vivre.
Sang-froid, gestes techniques, soigner, amputer, organiser, faire vite, savoir quoi faire dans l’instant et décider. Décider de qui peut avoir une chance de vivre et agir, ou qui ne peut être sauvé et l’aider à ne plus souffrir. Et passer au lieu suivant.
Impuissance et espoir.
Espoir que tous pourront être récupérés par une antenne sanitaire et soignés à l’Arrière.
Les différents dires des soldats que Narcisse soigne nous permettent de situer les combats, les troupes engagées et les lieux occupés. Et leurs blessures nous renseignent sur les armes utilisées.
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D’autant plus que cartes et dessins de Lucien Laby ouvrent ou ferment certains chapitres.
De nombreuses notes de bas de pages argumentent le récit, le précisent ou le prolongent.
L’ennemi se rapproche, l’étau se resserre, les nouvelles ne sont pas bonnes, les communications coupées, les officiers décimés, les ordres irréalisables et l’État-major déconnecté car beaucoup trop loin des lignes.
Narcisse et ses compagnons sont faits prisonniers, chargés de soigner les blessés allemands avant les français. Et leurs témoignages glaçants.
Le général de la division tué dans la bataille ! C’était stupéfiant ! Narcisse n’osait y croire. Le comble de la défaite ! L’année précédente pourtant, ce général avait été couvet d’éloges pour la conduite de sa brigade lors des grandes manœuvres. Aurait-il mal supporté la réalité du champ de bataille et la tournure dramatique prise par les évènements et les conséquences des ses décisions aussi imprudentes qu’obstinées dans le déroulement des combats ? Etait-il vraiment apte à conduire une division qu’il connaissait à peine, nommé depuis quelques jours seulement ? Lui qui n’avait encore jamais commandé de grandes unités dotées de moyens d’artillerie, qui ne s’était toujours pas entretenu avec le chef de son artillerie divisionnaire, savait-il vraiment conduire ses batteries sur un champ de bataille ?
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Je conclue là où le récit commence : avec une naissance.
J’ai trouvé très intéressant que le premier chapitre s’ouvre en 1920, avec un acte médical, risqué mais « banal », que Narcisse n’a vu que dans des livres, qu’il redoute et qui lui fait peur. C’est si paradoxal.
Les historiens ne se sont encore que trop peu intéressés à la manière dont ces survivants ont basculés dans le temps de paix, à la manière dont ils s’étaient ou non arrangés avec les souvenirs de la guerre, pour se réadapter à la vie civile, eux qui avaient passé, comme Laby, plus de quatre années à soigner des blessés de guerre dans des conditions inimaginables.
Je remercie Babelio et son opération Masse Critique, ainsi que les Éditions Odile Jacob pour m’avoir permis de lire et de vous présenter ce livre, fort intéressant.
Il participe à mon Challenge consacré à la Première Guerre mondiale.
Marc Dugain, avec son roman La chambre des officiers, s’est aussi intéressé à la médecine de guerre, mais à l’Arrière et plus particulièrement aux Gueules cassées.
Belles lectures et découvertes,
Blandine.
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