Otages intimes. Jeanne Benameur

Publié le 22 Janvier 2016

Otages intimes. Jeanne Benameur

Otages intimes.

Jeanne Benameur.

Éditions Actes Sud, collection « Domaine français », août 2015.

208 pages.

Thèmes abordés : guerre/conflit, captivité/libération, famille, amitié, amour, vie.

C’est ce regard qui revient. Encore et encore. Et la honte de s’être elle-même traitée d’otage, elle qui vit tranquillement entre ses amis, ses élèves, son travail, dans un pays où la guerre n’apparaît que sur les écrans. La honte et la culpabilité. Elle vit avec ce poids-là depuis qu’elle a appris son enlèvement. Elle aurait voulu ravaler ses paroles. Rien ne tient plus. Tout ce qu’elle a dit est devenu obscène face à sa disparition. Pourtant ce qu’elle a dit, c’est bien sa vérité à elle. Elle y a droit. Mais maintenant ça fait si petit, si mesquin. Il est entré dans la liste de « Nos otages » aux actualités télévisées et elle a senti que quelque chose se refermait qui la tenait encore plus serrée qu’avant. Captive.

Page 32-33

Beaucoup de ce roman figure dans cet extrait. Ambivalence des captivités, place dans le monde et dans une relation, mots choisis et délicats de l’auteure et beaucoup d’émotions, de sensations.

Il est toujours difficile de parler d’un roman que l’on a aimé et que l’on n’a pas voulu quitter, pour ne pas voir partir les personnages qui nous parlent et dans lesquels on se retrouve… Et pourtant… Il faut bien que je vous en dise un peu pour vous donner envie de le lire !

Le roman commence par un retour, impatient, désiré, libérateur. Mais pas encore salvateur.

Celui d’Etienne.

Reporter de guerre, il s’est fait enlever, là-bas, à cause d’une seconde d’inattention, ou plutôt d’attention. A regarder une femme fuir avec ses enfants, non pas par le prisme de son appareil photo, mais avec ses yeux, il n’a pas suivi les autres, n’a pas su mettre la distance au bon endroit, au bon moment. Il est devenu une proie, une cible.

Violence, cachot, privations, bandeau, obscurité, soif, solitude, bribes de paroles, musique intérieure, retour.

Maintenant, il rentre.

Et avec lui, Irène, sa mère.

Laissée il y a des décennies par son mari de marin, veuve peut-être, toujours dans l’attente de lui puis de son fils, que son retour questionne. Quelle est leur place dans ce monde ? Elle qui reste, lui qui part, elle qui a besoin du calme et des habitudes, lui du chaos.

Elle le ramène chez elle, chez eux, à ses racines, au village, pour qu’il réapprenne, doucement, à vivre, les gestes, le quotidien, à sentir, à être au monde, dans ce monde qui continue à tourner avec et sans lui. Mais Etienne ne saurait être trop longtemps éloigné de sa fureur.

Oui il est au travail à nouveau et c’est dans le malheur du monde qu’il puise. C’est comme ça qu’il est à l’œuvre. On ne peut pas rester les mains propres devant le monde. Si on œuvre, où qu’on soit, on se salit les mains. C’est comme ça. Il a accepté. Être vivant être au monde c’est ça. Les contemplatifs peuvent rester, loin, ailleurs, dans un monde que le chaos n’atteint pas. Lui il ne peut pas. C’est au cœur des choses vivantes, dans le désarroi, la colère, les bouffées de joie ou d’impuissance qu’il trouve le carburant qui le fait vivre.
C’est comme ça.

Page 137.

Il y retrouve Enzo, son ami d’enfance, son ami de toujours, un pilier, un repère, un appui. Nul besoin de longues paroles, leurs échanges sont quasi silencieux, autour d’un verre de vin ou faits de promenades en forêt.

Puis Jofranka, sœur de cœur et pointe du trio qu’ils formaient avec Enzo, enfants, tous bercés par les bras et le cœur d’Irène.

Pour faire face au monde, Enzo a choisi le toucher, Etienne les images, elle les mots.

Devenue avocate à la Cour internationale de justice de La Haye pour porter la voix des femmes, pour dénoncer les torts et les dommages subis, pour libérer leur parole.

Comme toi. Elles ont vu ce qu’il ne faut pas voir, jamais, pour pouvoir être encore un humain parmi les humains.
Maintenant, elles sont rejetées sur la berge, mais elles savent ce que c’est, l’humanité, quand elle touche l’autre bord.
Elles ont vécu la mort à l’intérieur d’elles pour pouvoir survivre. Il a fallu qu’elles acceptent que quelque chose d’elles se taise et meure. Sinon aucune survie. Elles font toutes ça : pousser la vie à se rétracter à l’intérieur d’elles, le plus possible, pour traverser l’inhumain.

Pages 99-100.

Et à eux trois, c’est la musique. Fil conducteur, nécessaire, vital.

Ils se retrouvent, se souviennent.

Dans ce roman, il y a aussi ceux qu’Etienne a côtoyés, ici, là-bas… Emma, son ex petite amie, prisonnière de l’attente et de l’incertitude. Et qui apprend désormais à aimer non plus sans mais avec, avec un autre, Franck.

Sander et Roderick journalistes, otages, qui décrivent la peur, la mort, l’espoir du retour.

Il y a le vieil homme et sa servante.

Il y a la femme et ses enfants.

Il y a un avant et un après, une reconstruction, un nouveau départ.

L’écriture de Jeanne Benameur prend au cœur, au corps, elle vous heurte, vous étreint. Phrases courtes, haletantes, dialogues non marqués. Tout ceci happe, marque, questionne le lecteur quant à sa propre vie et aux différentes définitions du mot "otage". Physique et/ou psychologique, enfermement subi ou lentement construit...

Les tons sépia de la photographie de couverture accompagnent parfaitement cette lecture.

Il y a parfois dans les ciels tumultueux de printemps, au bord de l’océan, une clarté brusque qui aveugle contre l’ardoise miroitante des nuages. Dans une déchirure du ciel, inattendu, un bleu, irisé de lumière et de pluie, lavé, incroyable. Un bleu de miracle. C’est là que se tient la mère. Juste sa peau contre les nuages.
Une bourrasque et elle pourrait disparaître.
L’indécision de la lumière alors, c’est sa vérité.

L’homme qu’est son fils aujourd’hui a touché la mort, au fond de lui. Maintenant elle peut laisser tomber tous les masques qu’elle a portés pour rassurer. Il connaît la seule vérité : le pouvoir des mères est dérisoire devant la mort.

Page 59.

Cette lecture est commune avec Enna et Le Petit Carré Jaune, qui, toutes deux ont également beaucoup aimé ce roman.

Allez découvrir leurs avis!

 

Merci à Price Minister et à ses Matchs de la Rentrée Littéraire ( #MRL15 #PriceMinister) et à Actes Sud pour m’avoir permis de lire ce roman, qui participe au Challenge « 1% Rentrée Littéraire 2015 » de Sophie Hérisson, ainsi qu’à celui de Stephie « Challenge à contre-courant – Les Anciens sont de sortie ».

 

challenge rl jeunesse

Belles lectures et découvertes,

Blandine.

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N
Jeanne la magicienne... <3 Tu te doutes que ce roman me tient à cœur, comme tous ceux de l'auteure d'ailleurs...!
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B
Oh oui! Je me souviens que tu l'avais particulièrement aimé, d'où le lien vers ton article. C'était peut-être même toi qui m'avais donné envie de le demander pour les Matches de la Rentrée!<br /> J'ai "Les Demeurées" d'elle dans ma PAL...
E
lire ton billet me rappelle les belles émotions ressenties en lisant le roman! un beau style au service de belles images.
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B
Merci :-)
L
Coup de coeur également ! Et aucune peur à avoir, l'émotion est très bien retranscrite :-)
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B
Merci beaucoup Laure :-D
E
un coup de coeur pour moi aussi!
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B
:-)
N
Merci pour votre partage Blandine.<br /> On sent votre émotion ... car c'est vrai, qu'il est difficile non seulement de lâcher les personnages d'un roman que l'on a tellement aimé (c'est parfois presque un déchirement, comme dans l'écriture), mais aussi de réussir à en parler à la hauteur des sentiments ressentis.<br /> Il va falloir que je découvre cette auteure car en allant sur différents blogs dont celui que vous citez, je me rends compte de l'émotion qu'elle suscite chez ses lecteurs, cette résonnance inexpliquée.<br /> Belle journée à vous :))
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B
Merci beaucoup Nancy!<br /> Il est vrai que c'est très ambigu: trop ou pas assez en dire...<br /> Il y a des auteurs ainsi. C'est mon premier d'elle, il faudra que j'en lise en deuxième pour distinguer l'écriture du sujet. Affaire à suivre donc!<br /> Belle journée pour vous aussi :-)
N
Je l'ai réservé hier à la bibli... ;)
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B
Je suis ravie qu'il t'ait plu :-)<br /> Oui moi aussi!
N
J'ai adoré la façon dont Jeanne Benameur parle de ce difficile sujet qu'on n'aborde que rarement finalement... On plaint les gens quand ils sont enlevés, mais à part leurs proches, qui se soucie de ce qu'ils deviennent une fois revenus ? J'ai vraiment beaucoup aimé sa façon d'écrire, délicate et pudique, avec une émotion qui serre parfois la gorge sans être "tire-larmes". J'en lirai d'autres !
B
Super!<br /> Tu me diras ce que tu en auras pensé!