La perle et la coquille. Nadia HASHIMI -2015
Publié le 14 Juillet 2015
La perle et la coquille
Nadia HASHIMI
Editions Milady, juin 2015
538 pages
Thèmes : Afghanistan, traditions, famille, condition féminine, éducation, handicap, honte, superstitions
Il est des livres qui impriment leur marque en nous d’une manière immédiate et forte, résonnant encore longtemps après en avoir tourné les dernières pages. Ce roman est de ceux-là.
De par son sujet, bien sûr, fort, percutant et bouleversant, mais aussi par la plume et un mode de narration splendides qui nous immergent au cœur de la société afghane à la rencontre de deux destins féminins.
Je vous ai déjà parlé de l’Aghanistan au-travers de deux romans (ICI et LA), deux témoignages, tristement magnifiques, et (me) révélant la tradition des bacha posh dans ce pays où il ne fait pas bon être fille, puis femme.
Mais le récit de Nadia Hashimi va plus loin encore.
Sans fard, elle nous dresse un formidable portrait du pays de ses origines, celui que ses parents ont quitté dans les années 1970, pour revenir avec elle en 2002. Un portrait social, politique, religieux, historique, géographique et culturel.
Pour nous le décrire sous tous ces aspects, elle fait se juxtaposer trois voix pour deux générations de femmes, l’une faisant le lien entre les deux autres. Deux femmes de la même famille, Rahima et Shekiba, que presque un siècle sépare. Deux époques bouleversées qui, au lieu d’être dans la continuité l’une de l’autre, s’en vont à contre-courant. Avancées du passé au nom du modernisme contre recul et scission du présent au nom de traditions ou de valeurs encore plus anciennes.
Souvent, les deux époques semblent se confondre ou même s’inverser. N’y auraient pas les nombreux repères chronologiques ou historiques, que l’on serait perdu. D’où une résonnance et un questionnement subtil mais d’autant plus intense sur ce qui fait la contemporanéité, la société, les valeurs, l’homme et la femme.
2001, Rahima a 10 ans. Elle est vive, passionnée et impétueuse. Elle a du mal à accepter d'être retirée de l'école par son père, toxicomane, totalement sous la coupe de son chef, Abdul Khalik, le seigneur de guerre de la région, pour qui il combat. Elle est au milieu d’une fratrie uniquement composée de sœurs, ce qui jette l’opprobre sur sa mère et sa famille.
Ma sœur Shalha arriva en premier, suivie par Parwin et moi. Vinrent ensuite Rohila et Sitara. Nous sommes toutes nées à un an d’intervalle, de sorte que seule ma mère put nous différencier quand nous fûmes toutes capables de marcher. En ne mettant au monde que des filles, Madar-jan [maman] se révéla une déception pour Padar-jan [papa]. Ma grand-mère se montra plus amère encore, elle qui avait, comme il se doit, engendré cinq fils et une seule fille.
La guerre qui secoue le pays depuis si longtemps, mais qui semble si loin, se rappelle à sa réalité lorsque son père est absent et par les quelques bribes qui lui parviennent.
Amrika. Voilà qui c’est. Ils sont venus et ils bombardent les Talibans. Ils ont les plus grosses mitraillettes, les plus grosses roquettes ! Et leurs soldats sont très forts !
(…)
Ces nouvelles semblaient plutôt bonnes. Un grand et puissant pays était venu à notre secours ! Notre peuple avait un allié dans la guerre contre les Talibans !
Mais Bobo-jan [grand-père] put voir dans les yeux de Shahla que quelque chose la tourmentait et il savait exactement de quoi il s’agissait. Pourquoi est-ce qu’Amrika se mettait dans tous ses états après l’attaque d’un seul bâtiment ? La moitié de notre pays s’était effondré sous le règne des Talibans. Nous pensions tous la même chose.
Si seulement Amrika avait pu se mettre en colère pour cela également.
L'ambiance à la maison est difficile. Il est vrai que l'argent manque, les distractions rarissimes, les emportements de son père fréquents, les corvées incessantes.
Sa mère ne peut tout assumer, alors suivant les conseils de sa sœur, Khala Shaima, bossue et donc seule mais au franc-parler, Rahima devient Rahim. Elle profite, du moins le croit-elle, de la tradition des bacha posh qui permet à une fillette de se travestir en garçon, en théorie jusqu’à ses premières règles.
Ainsi, elle peut aider sa mère, ne serait-ce qu’en allant faire les courses mais surtout, elle peut d’aller à l’école, courir tête nue et sans entraves dans la rue, elle peut jouer et se chamailler avec les autres garçons et tenir tête aux divers marchands, à sa mère, et même parfois à son père. Et dans le creux du foyer, échapper aux corvées qui font le quotidien de ses sœurs.
Les années passent, les saignements sont apparus, la situation s’installent, les mauvaises langues jasent.
Suite à une insolence plus poussée que les autres, la réalité de son âge (treize ans) et de sa condition (de mariable), tout comme celles de ses aînées, sautent aux yeux de son père.
Ce sont des jeunes femmes à présent, elles ne devraient pas être gardées oisives à la maison. Laisse ces hommes apporter l’honneur dans ta famille et soulager tes ennuis.
Madar-jan du défaire ce qu’elle avait fait de moi. (…)
-Tu es Rahima. Tu es une fille et tu ne dois pas oublier de te comporter comme telle. Fais attention à ta façon de marcher et de t’asseoir. Ne regarde pas les gens dans les yeux, surtout les hommes, et parle à voix basse.
Elle eut l’air de vouloir ajouter quelque chose mais s’arrêta net, la voix brisée.
Mon père me regarda comme s’il découvrait une nouvelle personne. N’étant plus son fils, j’étais un être négligeable. Après tout, je ne serais plus à lui pour très longtemps.
Tir groupé, les trois sont mariées le même jour à Abdul Khaliq et ses cousins, contre un gros sac d’argent et la promesse de ne jamais manquer d’opium. Rahima devient ainsi la quatrième épouse d’un homme qui pourrait être son père.
La famille est séparée, déchirée, blessée. Rahima ne reverra ses sœurs ou parents qu’à deux ou trois occasions. Elle appartient à la famille de son époux désormais, mais on n’apprend pas à une bacha posh à nettoyer, laver, cuisiner, être en société, ni à servir. Rahima subit moqueries, brimades, humiliations, et violences, tant de la part de son mari, que de sa belle-mère ou autres épouses, sauf d’une, Jamila, son unique soutien, physique et moral. Elle apprend à accepter, à se taire, à se discipliner, devient mère et réussit à s’évader par l’esprit.
Nous sommes à une époque qui ne peut ignorer le reste du monde, qui a conscience du pouvoir des images, de la communication, de l’éducation et de l’information. Une nouvelle loi permet aux femmes de devenir membres du Parlement. Dans ces campagnes reculées, ceci n’est qu’une mascarade et Abdul Khaliq fait élire sans souci sa première épouse, Badriya, bien qu’elle ne sache ni lire ni écrire, ni rien qui pourrait aider la population de sa région. Ceci sert bien ses intérêts car il peut davantage la surveiller et contrôler ses votes à distance. Rahima se propose de l’aider en tant qu’assistante et s’en va découvrir Kaboul. Une ville bruyante, foisonnante et vivante. Elle découvre, ahurie, le comportement et les tenues vestimentaires des autres femmes (tout en se demandant ce que peuvent en penser leur mari). Elle fait la connaissance d’autres femmes, Hamida et Sufia, suit des cours, apprend l’informatique, découvre un autre monde, une autre manière de vivre.
-Ton mari a beaucoup de défauts, mais il n’est pas idiot. Il sait ce qu’il fait. Il ne veut pas que tu voies ce qui se passe dans le reste du pays, ce que font les autres femmes. Ces chaînes de télévision ont maintenant des tas d’émissions, avec des chanteuses, des présentatrices. On y voit même des hommes plaider en faveur des femmes. Tu imagines un peu ? Tu comprends comment tu te sentirais, en voyant de telles femmes tous les jours ? Il a besoin de te maintenir dans l’ignorance.
Au fur et à mesure que le récit progresse, la vie de Bibi Shekiba, l’arrière-arrière grand-mère de Rahima, vient s’intercaler par la voix de Khala Shaima. Ceci crée un rythme et surtout un souffle salvateur, car l’atmosphère est lourde et oppressante. Les vies des deux femmes sont intimement liées, l’une montrant le chemin à l’autre. Rahima y puise de la force et du courage.
Née au cœur de la campagne à la fin du XIXe siècle, défigurée à deux ans sur tout le côté gauche de son profil suite à un banal, mais ô combien funeste, incident domestique, Bibi Shekiba a vécu plusieurs vies en une seule et quantités de douleurs inimaginables.
Elle a été l’objet de moqueries et de dégoûts, puis elle a perdu ses deux frères, et sa sœur suite à l’épidémie de choléra de 1093, puis sa mère. Fille devenue garçon, ou les deux ou aucun des deux pour son père, elle a l’assisté puis remplacé aux champs, après sa mort.
Retrouvée recluse et retranchée, elle est considérée comme étant une honte par sa famille paternelle, qui la traite pire qu’une esclave, tant par les hommes que par les femmes.
Shekiba.
Ton nom signifie « cadeau », ma fille. Tu es un cadeau d’Allah.
Shekiba n’aura de cesse de remâcher cette phrase que sa mère lui répétait.
Fille puis garçon, à nouveau fille puis garçon et enfin femme puis mère, elle ne rechigne pas à la tâche, au travail, subit humiliations et rejets, mais a besoin de trouver à sa vie pour y trouver sa place. Car tel un cadeau, elle va passer de mains en mains, en changeant de statut, de lieu, mais en restant toujours dans une situation précaire jusqu’à ce qu’elle s’estime en sécurité, à défaut d’être heureuse.
Un destin hors norme, exceptionnel, dans une époque mouvementée mais tournée vers l’avenir et l’ouverture.
-Pensez-vous, cependant, que notre nation n’ait besoin que d’hommes pour la servir ? Les femmes aussi ont un rôle à jouer, comme elles l’ont fait dans les toutes premières années de notre pays et de l’Islam. Ces femmes nous apprennent que c’est tous ensemble que nous devons contribuer au développement de notre nation et que cela ne peut être réalisé sans l’instruction. Alors nous devons toutes tenter d’acquérir le plus de connaissances possible, dans le but de servir notre société, comme l’ont fait les femmes aux premières heures de l’Islam.
L’époque de Rahima, la notre, l’actuelle, est divisée, déchirée, hypocrite D’un côté, les mœurs se sont libérées et ouvertes. Mais dans le même temps, les traditions et superstitions restent fortement ancrées, où l’honneur et le qu’en dira-t-on sont autant d’épées de Damoclès et où la religion est détournée.
-Parce qu’il suit les préceptes du hadith ! C’est un homme respecté dans ce village, dans cette province ! Il doit montrer l’exemple, alors il fait ce que dicte le prophète. Et le prophète, que la paix soit avec lui, dit que l’homme ne peut pas prendre plus de quatre femmes à la fois. Ça n’aurait pas été un problème s’il n’avait pas épousé cette bacha posh.
Tout peut être prétexte d’exclusion, la pression sociale et familiale est constante.
Alors que la société est très patriarcale, au sein de la structure familiale, du clan, l’autorité est matriarcale, délivrée par la mère du mari, qui dirige la maisonnée d’une main de fer, reproduisant le joug autrefois honni. Telle une vengeance. Les femmes sont à la fois victimes et bourreaux.
Volontairement, par mimétisme, jalousie, méchanceté, ou parce qu’elles ne savent faire que cela, elles perpétuent les schémas de violence qui les ont pourtant meurtries. Elles ne communiquent ni ne se soutiennent pas, elles sont des adversaires, des rivales, exacerbées par le mari, la famille et les naissances.
En un siècle, cet état de fait n’a pas vraiment évolué.
Tout le monde a besoin d’une échappatoire, tel est le leitmotiv de Khala Shaima et qui aide Rahima à mieux discerner les gens, les comprendre dans leurs apparents contradictions.
L’écriture de Nadia Hashimi est à la fois très détaillée et pudique. Beaucoup de sensations résident dans les non-dits et dans l’imagination du lecteur. Qui n’a pas entendu parler des burqa, des immolations, des crimes d’honneur ?
Le récit est riche d’anecdotes culturelles, alimentaires (qorma, haleem), vestimentaires ou du quotidien, donc cruellement vivant et réel.
Ce que l’on appelait « nourriture chaude » et « nourriture froide » n’avait rien à voir avec la température des aliments, mais à de mystérieuses propriétés inhérentes aux aliments. Les noix et les dattes étaient dites chaudes ». Le vinaigre et les oranges étaient dits ‘froids ». Les douleurs articulaires et l’accouchement rendaient le corps froid et se traitaient pas un régime d’aliments chauds.
Imprégnés des essences, nous jouions dans les champs
Epris
D’indigo, de turquoise, de safran
Il y avait du brouillard dans l’espace
Qui me séparait d’eaux
Les couleurs montent au ciel, touchent Dieu
J’envie l’arc, qui s’étire, large et puissant
Tandis que se mêlent les pigments
Les couleurs font la révérence pour accueillir un frère
Nous, humbles serviteurs, passons timidement dessous
L’arc de Rostam change la fille en garçon, fait de l’un son contraire
Puis l’air devient sec et se lasse du leurre
Et la brume ouvrant les bras, reprend les couleurs.
Tout au long de ma lecture, diverses sensations ce sont emparées de moi. Attachement, dégoût, rejet, impression de chaud, de poussières, d’odeurs. Une fois fini, les personnages m’ont manqué. Je m’y suis attachée, j’ai tremblé, eu mal au ventre, les larmes aux yeux, le souffle coupé mais surtout l’espoir d’un monde meilleur.
La fin du livre est à la fois ouverte et optimiste.
Les femmes peuvent se libérer, mais elles ont besoin d’aide. Le mouvement initial peut venir d’elles-mêmes mais elles ont surtout besoin des autres, de nous, des hommes et de l’ouverture des consciences, d'accès à l'éducation.
Leur condition de fille n’est pas, ne doit plus être une fatalité.
Je remercie infiniment l’opération Masse Critique de Babelio ainsi que les Éditions Milady de m’avoir permis de lire et chroniquer ce livre. J’ai peur de vous en avoir trop révélé mais j’espère vous avoir donné envie de lire à votre tour malgré ses sujets si difficiles.
Ce titre participe au Challenge « Petit Bac 2015 » d’Enna, pour ma cinquième ligne, catégorie Objet.